La bouffe chez Tarantino

Antoine Patrelle
7 min readMay 23, 2021

S’ il y a bien une chose qui caractérise le cinéma de Quentin Tarantino ,c’est bien qu’il est pétri d’obsessions, des obsessions visuelles qui lorgnent même vers le fétichisme. Que ce soit à travers son amour pour les pieds de ses actrices, les plans en POV d’ouverture de coffre ou encore son intransigeance à vouloir utiliser des chansons ou des bandes sons préexistantes, le cinéma de Tarantino regorge de figures de style facilement identifiables, rendant ainsi son cinéma ( pourtant rempli de références élitistes ) paradoxalement très populaire. Parmi toutes ces lubies, on va s’intéresser aujourd’hui à la manière dont il met en scène et utilise les scènes de repas et la nourriture en général dans son cinéma.

Sans se restreindre au cinéma de Tarantino, demandons nous pourquoi certains films mettent en scène leurs personnages dans des scènes de repas? Bien souvent il s’agît d’un lieu générique où des personnages se retrouvent et où les dialogues peuvent fuser. Faire manger ces personnages n’est jamais un impératif scénaristique, nous comprenons en tant que spectateur que certains besoins physiologiques sont satisfaits hors-champ, c’est donc toujours un choix manifeste de mise en scène et d’écriture que de les représenter dans ces situations. Comme le souligne Luc Lagier dans sa vidéo consacré au repas au cinéma, ces scènes servent par exemple à illustrer des différences de classes qui se manifestent autant par la nourriture que par la manière de se tenir à table.

Les scènes de repas apparaissent souvent comme des moments de respiration, de détente où les personnages, prennent le temps de se connaître, de s’apprécier .Certains cinéastes joueront d’ailleurs avec ce contraste avec brio, notamment Ridley Scott qui détourne l’aspect réconfortant d’une scène de repas dans Alien et ce, de la manière la plus brutale et traumatisante qui soit. Le repas sert aussi de prise de température des relations qu’entretiennent les personnages entre eux, devenant alors le théâtre des tensions préexistantes( voir les scènes de repas dans Hérédité). Les utilisations sont nombreuses et variées, tout comme le montre aussi le cinéma de Tarantino.

Légèreté

En ouvrant son premier film avec une discussion banale sur une chanson de Madonna ou sur l’injonction du pourboire, Tarantino utilise la nourriture et les scène de repas comme un moyen de désacraliser le caractère iconique de ses personnages, en les faisant converser sur des sujets du quotidien ou liés à la pop-culture. Ainsi mis à part leur activité professionnelle hors du commun et marginale, la vie et les préoccupations de ces gangsters sont similaires au nôtres. Dans son second film Pulp Fiction on retrouve une utilisation similaire quand Vincent Vega et Jules Winfield discute des différences culinaires entre l’Europe et les Etats-Unis avant d’aller abattre froidement leurs contrats. Ici c’est l’aspect convivial de la nourriture et l’aspect quotidien des repas qui est mis en lumière, Tarantino aime jouer avec les ruptures de ton et s’amuse du décalage entre la légèreté des discussions de ces personnages et la gravité de leurs actes. Lorsque Mr Blonde rejoint ses camarades avec une boisson à la main, il marque son détachement vis à vis des événements du groupe, le décalage est encore plus flagrant lorsque ce dernier torture un policier en suivant le rythme d’une musique guillerette. Dans Pulp Fiction encore, le personnage incarné par Bruce Willis rejoint sa compagne après une journée de torture et de tension, cette dernière, ne sachant rien de tout ça, précise avec un engouement certain , ce qu’elle aimerait manger au petit déjeuner. Ici la nourriture et son aspect réconfortant est utilisé comme un sas de décompression pour le personnage de Butch comme pour le spectateur.

Tension

A contrario , Tarantino utilise aussi les scènes de repas pour créer des moments de tensions étouffants, comme lors de la scène de la taverne dans Inglorious Basterds. Dans cette scène , un commando de mercenaires doit se faire passer pour des nazis pour récupérer des informations importantes. Ici tout le suspense de la scène réside dans la capacité des personnages à jouer correctement la comédie. Ce qui est en jeu ici ce sont les spécificités culturelles de chaque pays ou région, un accent ou bien la manière de représenter le chiffre trois par exemple. C’est malheureusement à cause de la méconnaissance de certains de ces codes culturels que le groupe se fera repérer. Le personnage incarné par Michael Fassbender est présenté dans une scène précédente comme ayant de solides connaissances de la culture germanique ( notamment son cinéma) mais il lui manque l’expérience du terrain, il n’a sûrement jamais partagé un repas ou un moment de convivialité avec des allemands et c’est ce manque d’expérience empirique qui lui est fatal ici.

Autre moment de tension et autre moment théâtral dans Django Unchained ou encore une fois des personnages se font passer pour ce qu’ils ne sont pas. Ici Django et Schultz cachent leur identité de chasseurs de primes et feignent un intérêt pour la lutte mandingue dans le but d’obtenir finalement la libération de la femme de Django. La question de la nourriture sera très peu travaillée dans cette séquence, ici ce sera à travers quelques regards trop insistants que Django se trahira. Tout au long du film Tarantino met en scène des rapports de domination qu’il s’amuse à inverser et à triturer. Ainsi lorsque Calvin Candie rejoint Stephen dans la bibliothèque, les rapports de domination sont complètements inversés. Stephen est installé confortablement dans son fauteuil, très loin de sa posture de vieillard à la jambe folle qu’il traine durant tout le reste du film. Candie semble aux abois et pendu aux mots que Stephen daigne lui délivrer.

Caractérisation

Tarantino utilisera aussi la nourriture ( et surtout sa préparation ) pour caractériser un personnage et expliciter son rapport au monde , sa personnalité et son rapport aux autres. Peu après leur première rencontre, Schutlz emmène avec lui Django dans un bar rapidement vidé par ses occupants, ce qui donne l’occasion à Schultz de servir Django. En faisant cela, Schultlz souhaite montrer sa bonne foi à Django et surtout lui montrer qu’il le considère comme son égal ( en opposition justement avec le barman rencontré plus tôt )en témoigne notamment cet insert sur l’écumoire , montrant toute la “consciencieusité” de Schultz.

A contrario dans Inglorious Basterds , Hans Landa incarné par Christopher Waltz se verra beaucoup moins commode vis à vis d’Emmanuelle Mimieux incarnée par Mélanie Laurent. Une fois encore , un personnage a quelque chose à cacher , en l’occurrence, sa judéité. Après une étrange entrevue avec Goebbels, Emmanuelle se retrouve face à son pire cauchemar, Hans Landa, commanditaire du meurtre de toute sa famille. Dans un souci de convivialité, il commandera deux strudels, un pour lui et un pour elle, non sans avoir au préalable , vanté les mérites de cette pâtisserie allemande. Tout ça pour finalement planter sa cigarette ( elle aussi allemande ) dans son strudel à peine entamé. Ici Tarantino explicite le détachement que Landa a finalement vis à vis de sa patrie qu’il finira par trahir dans le dernier tiers du film.

Autre antagoniste pour un tout autre climax dans le second volume de Kill Bill où Tarantino s’amuse encore une fois à déjouer nos attentes en nous proposant un affrontement final apaisé, loin de la rage qui le précède. Cet apaisement s’explique par la présence de la fille de Beatrix Kiddo, que Bill a élevé pendant le coma de cette dernière. Et c’est ainsi à travers une scène d’une simplicité renversante que Tarantino nous prouve que Bill a été un excellent père pour elle. En même temps qu’il lui prépare un sandwich , Bill raconte à Beatrix une anecdote lourde de sens, tout simplement le moment où elle a été confrontée au concept de mortalité ,un moment charnière dans la construction psychologique d’un enfant. De par ses paroles et de par ses gestes , Bill montre qu’il a su subvenir aux besoins de sa fille , tant du point de vue émotionnel que physiologique.

Nouvel antagoniste, nouvel environnement avec la première partie de Boulevard de la mort qui se déroule dans un bar à Austin. Dans ce lieu de sociabilité, le groupe de filles , future victimes de Kurt Russel vont boire, danser, discuter, flirter avec des garçons ou en attendre d’autres qui ne viendront jamais ( ce sublime échange de texto magnifié par la musique de Pino Donaggio). Tandis que notre antagoniste va brouiller les pistes sur ces intentions en se ridiculisant parfois volontairement pour paraître moins menaçant. Lorsqu’on le découvre pour la première fois, il est d’ailleurs au bar en train de manger des nachos avec très peu de délicatesse, ce qui lui vaudra plusieurs moqueries venant d’autres clients du bar, pour ça et pour son apparence singulière. Passé cette introduction peu reluisante, Stuntman Mike ( oui ) se révèle plus sympathique et protecteur lorsqu’il fait la rencontre de Pam. Par la suite , Stuntman Mike oscillera entre plusieurs déconvenues ( son éternuement face au groupe de filles, ou encore ses séries que personne ne connaît ) pour finalement reprendre le contrôle et provoquer Arlène pour obtenir une lapdance. Finalement tout ceci n’était qu’une distraction pour ne pas révéler sa vraie nature psychopathe, nature qui sera révélée lors d’une scène toujours aussi terrifiante.

Tarantino utilise ces scène de repas de différentes manières mais la plus belle et la plus simple se trouve peut être aussi dans Boulevard de la mort. Dans sa seconde partie on retrouve un autre groupe de filles, travaillant dans le cinéma, discutant dans un diner, la caméra tournant autour d’elles. Et c’est sûrement ça que l’on aime le plus avec les personnages crées par Tarantino, simplement être assis à leur table, et les écouter converser , si possible de cinéma, encore et toujours.

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